jeudi 8 juillet 2010

« Une crise morale et politique »

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Jeudi 8 juillet 2010 :
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L’affaire Woerth fait la une de l’actualité depuis maintenant plusieurs jours. Invité hier par RTL, il a réagi à l’interview d’Eric Woerth sur TF1 dans le cadre de l’affaire Bettencourt :
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Vincent Parizot : Eric Woerth s'est donc défendu, on va dire, avec véhémence hier soir sur TF1, est-ce qu'il vous a convaincu ?
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François Bayrou : J’ai trouvé qu’il y avait dans cette émission quelque chose d’impressionnant et aussi d’un peu tragique. C’était un homme blessé, c’est vrai, avec, je crois, un fond de sincérité, une tête d’honnête homme et qui ne voyait, ce qui crève pourtant les yeux de tout le monde, c’est-à-dire la situation absolument inextricable dans laquelle il s’est mis. Et il ne voyait pas tout ce que les français sentent, c’est-à-dire qu’il est impossible d’avoir une responsabilité comme celle de ministre du budget, c’est-à-dire, des impôts, avec des liens familiaux, personnels avec le premier ou la première contribuable française. Il ne voyait pas ce qu’il y avait de très dur pour les Français, à imaginer que le bouclier fiscal fasse que l’on rembourse à Madame Bettencourt 30 millions d’euros. Il ne voyait pas ce que la crise politique était en train de faire naître en France. Il croyait que c’était le Parti Socialiste qui l’agressait et moi je crois que c’est beaucoup plus large que cela. Bref, il y avait quelque chose d’un peu tragique dans le fossé qui s’est creusé ainsi entre des responsables politiques, gouvernants de premier plan et la réalité du pays.
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V.P : « Je ne démissionnerai pas, je n’ai rien fait d’illégal, je vous dis droit dans les yeux », a-t-il dit hier soir, est-ce que cette position vous paraît tenable ?
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F.B : Encore une fois, ça m’a paru sincère. Est-ce que, pour autant, c’est acceptable ? La question qui se pose, ça n’est pas tant ce qu’Eric Woerth a fait, dont on aura, j’imagine, des enquêtes un jour, des indications ou des preuves… La question, c’est : Quand on est dans une situation de responsabilité de l’Etat, comme celle où est Eric Woerth, est ce qu’on peut être soupçonné d’avoir un lien d’intérêt avec ceux dont on a la responsabilité de poursuivre les actes et les agissements s’ils en viennent à être illégaux, ce que l’on constate tous les jours. C’est ça la question. Et c’est une question, et vous le voyez, qui touche à la manière dont on gouverne la France, et qui doit donc nous faire nous poser des questions sur la manière dont on gouverne la France. Et c’est inimaginable de penser que la France s’enfonce dans cette impasse, alors que toutes les démocraties du monde, depuis longtemps, ont résolu ces conflits d’intérêts en disant : « C’est acceptable, nous ne l’accepterons pas ».
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V.P : Vous dîtes qu’il ne peut pas rester dans cette situation, ça veut dire que vous attendez sa démission ?
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F.B : Non. Je n’ai pas dit ça et je n’ai pas l’intention de me ranger au nombre de ceux qui crient « démission, démission ». Parce que ça n’est pas seulement la question d’un homme. Et c’est pourquoi il est juste de dire que c’est au président de la République de prendre les décisions qu’il faut de faire les déclarations qu’il faut, c’est lui qui est en situation de responsabilité. Ce que je dis, c’est que nous avons un problème qui touche aux valeurs du projet politique qui est en train d’être mis en place, et ça n’est pas d’aujourd’hui que je le dis, comme vous le savez, j’ai écris un livre sur ce sujet précisément qui s’appelait Abus de Pouvoir et qui était la dénonciation, ou en tout cas l’éclairage de ce qu’il y avait d’impossible pour la France d’avoir une trop grande intimité entre le monde de l’argent et le monde du pouvoir politique. Deuxièmement, on a un problème qui est un problème d’institutions et il faudra bien aussi que l’on en parle.
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V.P : Il y a quelques jours vous disiez voir dans cette affaire Woerth la « marque du système Sarkozy ». Ségolène Royal, hier soir, a donné sa vision de ce système Sarkozy, je la cite : « Système corrompu qui mélange l’argent public et l’argent privé, qui a perdu tout sens de l’intérêt général ».
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F.B : Alors, je ne reprends pas ces mots-là, je m’exprime avec les miens. Je ne crois pas que le principal problème soit un problème de corruption. Je crois que le principal problème est un mélange entre l’intérêt public et des intérêts privés. Autrement dit, quand une décision publique est prise, ce sont des intérêts privés qui, trop souvent, font pression, qui d’ailleurs le font quasi à visage découvert, se promenant dans les antichambres du pouvoir en revendiquant un rôle d’influence. Et deuxièmement, il y a depuis le début du projet politique que Nicolas Sarkozy et sa majorité mettent en place, il y a depuis le début une place à mes yeux excessive accordée à l’argent dans le système de valeurs de la France. C’est sans précédents et, selon moi, c’est contraire à ce que l’Histoire de la France a fait et voulu.
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V.P : Alors, vous avez entendu aussi ce que dit la majorité qui dénonce le populisme dans cette affaire, « Halte au feu ! » ont même lancé en fin de semaine dernière Simone Veil et Michel Rocard, dans une tribune du Monde. Est-ce que là non plus, on est pas en train de jouer, on va peut-être employer les grands mots, la démocratie, mais on le disait tout à l’heure, dans cette affaire, il y a quand même pas beaucoup de preuves pour l’instant.
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F.B : Oui, mais la démocratie, c’est d’abord un certain nombre de principes. Et ces principes ne sont pas respectés. Et que les hommes et les femmes qui sont en responsabilité ne le voient pas, c’est là qu’est le crève-cœur. C’est là qu’est le problème et la question. C’est que visiblement, hier soir, Eric Woerth ne voyait pas de quoi il s’agissait. Et il était humainement émouvant, mais politiquement, c’était impressionnant de voir à quel point c’était loin de la réalité. Et deuxièmement, parmi ces principes qu’il convient de défendre, il y a celui de la liberté de la presse. Il y a celui de l’expression d’une presse libre, qui est le seul moyen pour que les citoyens voient se soulever le couvercle qui est étroitement vissé sur le monde clos du pouvoir. Et donc, de ce point de vue-là, j’étais à l’Assemblée hier après-midi, c’était une séance attristante. Avec les doigts pointés d’une moitié de l’hémicycle sur l’autre, les uns qui disaient : « Vous avez l’affaire Bettencourt », les autres qui disaient « Vous avez des affaires à Marseille et à Paris », et on avait l’impression que c’était un cloaque qui était ainsi en train de s’ouvrir. Tant que vous aurez ce genre de simplisme de la vie politique française, alors, en effet, vous servirez ceux qui n’ont pas pour la Démocratie des sentiments de respect.
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V.P : Il y a urgence pour le Président à s’exprimer ?
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F.B : Il y a urgence pour le président à s’exprimer, on avait une crise économique, on avait une crise financière, on a une crise qui a des aspects sociaux, on a une crise morale et on a une crise politique maintenant. S’il n’y a jamais eu un moment où le Président de la République, qui est la clé de voûte de tout cela doit s’exprimer, c’est en effet maintenant. Mais ça ne suffira pas, parce qu’il faudra des décisions. Et ces décisions, pour moi, elles touchent à la manière dont la 5ème République a organisé le pouvoir absolu. C’est exactement ce qu’on a sous les yeux, quand vous êtes dans le pouvoir absolu vous avez un sentiment d’impunité qui vous empêche de saisir la réalité comme elle est, d’en tenir compte et au fond de réformer vos attitudes. Et donc, c’est là qu’il faudra porter la décision et la réflexion.
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V.P : En tout cas vous attendez le président rapidement ?
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F.B : Il le faut.
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